Du 5 septembre 2016, dans le cadre d'un partenariat avec Mediapart, Littinérante donnera la parole à celles et ceux que nous croyons les plus aptes à témoigner de l'importance de François Maspero, hier et aujourd'hui.

François Maspero - Une conception de l’édition / 21.11.2016

En octobre 1959, paraît le premier livre des Éditions Maspero, La guerre d’Espagne, de Pietro Nenni qui ouvrait la collection Cahiers Libres, elle allait comporter 371 volumes. En quatrième de couverture on pouvait lire :

 « Peut-on à la fois faire l’Histoire et l’écrire ? C’est la question que pose la collection « Cahiers libres ». Son but, en effet, est de publier sur les questions les plus débattues de la vie moderne, des textes capables de faire le point et d’ouvrir des perspectives nouvelles. « Cahiers libres » est donc une collection groupant aussi bien des documents que des études historiques, ou des « libelles ». Les auteurs peuvent y être juge et partie. Il ne leur est demandé que de la sincérité et de la solidité. Il paraîtra un livre par mois. »

Comme à une revue on pouvait s’abonner pour 12 numéros à la collection, un moyen de renforcer une liberté d’expression, liberté du lecteur également, il était possible à un souscripteur de refuser un les livres publiés dont le sujet l’intéressait moins.

S’il était souhaité que ceux qui croient suffisamment aux succès de la collection y souscrivent sans attendre, il était précisé : « nous ne pouvons réclamer dès le départ du public une marque de confiance aussi illimitée ; on nous demandera d’attendre d’avoir fait nos preuves. Donc nous ne donnerons de publicité véritable à notre système d’abonnement qu’après notre douzième numéro ».

Quand le douzième numéro est publié, marque de confiance, aux « Cahiers libres » s’étaient ajoutées la collection « Textes à l’appui » et la collection « Voix ».

Outre l’adhésion, il est recherché un travail dans la continuité, ainsi dans le deuxième ouvrage publié dans les « Cahiers libres », L’an V de la révolution algérienne de Frantz Fanon, est publié l’article que François Fonvieille-Alquier a publié dans Libération sur le livre de Pietro Nenni. Mais aussi, travail de références, en rapport avec le sujet du livre de Frantz Fanon, une bibliographie, la plus complète établie alors, des ouvrages sur la question algérienne, bannissant était-il précisé « tout ‘esprit partisan’ ; c’est-à-dire que les livres les plus opposés s’y côtoient, Sérigny et Alleg, Soustelle et Favrod ; mais tous, à quelque titre, y figurent parce qu’ils sont nécessaires. »

C’était le début d’un catalogue, dix ans plus tard, François Maspero répond à Chris Marker qui l’interview dans le documentaire Les mots ont un sens : « Un éditeur, ça se définit par son catalogue, il y a le catalogue des livres qu’il a sortis, et puis il y a le catalogue, en tout cas pour moi beaucoup plus important, des livres qu’il n’a pas sortis. Il y a un troisième catalogue qu’on pourrait faire, c’est celui des livres qu’on a fait paraître chez d’autres éditeurs, par sa seule existence : ça serait aussi très, très important. Je suis bien content de voir paraître un tas de livres qui n’auraient pas été publiés, si je n’avais pas existé, parce que, tous simplement, des éditeurs les publient uniquement, soit parce que j’ai lancé ce style de publications, soit parce qu’ils ne veulent pas qu’ils soient publiés chez moi. Ça, c’est très chouette aussi ».

François Maspero n’a cessé de se vouloir « en marge ».

NA

 

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Quand François Maspero venait à Lausanne / 08.11.2016

 Je me souviens que François aimait sourire sur le fait que le Garde des Sceaux helvétique a le titre dissonant de ministre de Justice et Police, mais je ne crois pas, comme entre Roissy et Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Les passagers du Roissy-Express) ou de Gjirokastër à Bucarest (Balkans-transit), que François Maspero a jamais envisagé de porter son regard d’intellectuel parisien sur la Suisse.      

                                          

La Suisse qui lui rappelait aussi des temps de déportations et de mort, au cours d’une conversation, il me parle d’un ami très proche, Jacques Demiéville qui, liens familiaux, avait alors été accueilli à Lausanne, chez le docteur Picot. Le hasard fait qu’avec Jacques Demiéville nous étions à l’école des Croix-Rouges dans la même classe et que nous avions, utilisant entre autres la barre où taper les tapis dans la cour de la maison du docteur Picot, fait des acrobaties pour récolter auprès de nos parents quelques sous à envoyer à des enfants pour lesquels la guerre était plus que des cartes de rationnement. François m’apprit qu’après son retour en France, cette amitié d’enfance eut un douloureux parcours personnel.

 

C’est lors d’une autre guerre, celle d’Algérie, que nous nous sommes connus avec François. Questions d’édition d’abord, dès les premiers livres publiés dans la collection Cahiers libres, je me suis rendu à La Joie de Lire pour lui proposer de diffuser ses ouvrages en Suisse. Il s’en suivit plusieurs venues à Lausanne pour assurer la diffusion en Suisse des livres saisis en France édités par François, décider des moyens de limiter les colis de livres édités par La Cité interceptés en France et maculés par un tampon indiquant « non admis, loi du 29 juillet 1881 » ou pour s’informer de nos projets d’éditions. La Cité était, on le savait, surveillée, mais les motifs professionnels de nos rencontres n’exigeaient pas un excès de précautions ; lors de l’un des passages de François aux éditions, il est « localisé » par la police. La lecture du rapport de police n’est pas sans saveur : « l’inconnu est ensuite parti en direction de Montreux-La Lenk, on a pu savoir qu’il était muni d’un billet de chemin de fer La Lenk-Genève et retour, pourrait-on peut-être l’identifier ? » et le rapport d’ajouter : « il pourrait avoir un nom comme ‘Maspero’ ou venir d’une localité de ce nom ». Localisé, mais restant « inconnu », François se rendait à La Lenk y rencontrer l’un des ses auteurs, Maurice Maschino, dont il avait édité Le refus, témoignage sur l’insoumission.

 

Autre venue à La Cité, à la suite de mon interdiction d’entrée en France, je devais limiter les voyages à Paris et François proposa de tenir une réunion du comité de rédaction de Partisans à Lausanne à laquelle participèrent Gérard Chaliand, Georges Mattéi et Jean-Philippe Bernigaud. Quand la réunion commence, les regards se portent sur François : « Je n’ai rien à dire » précise-t-il. Éclats de rires, se déplacer depuis Paris et ne rien avoir à dire… Sauf que, François avait créé Partisans, fait de cette revue celle de la génération algérienne, mais qu’il ne lui revenait pas de conduire ce projet seul et il attendait que membres du comité de rédaction, nous disions ce que nous avions à dire sur la revue, sa place dans les débats et comment faire face aux successives mesures de saisies qui frappaient Partisans.

 

Je ne pense pas avoir répondu à son attente ; si j’ai envoyé à Partisans des contributions de différents auteurs, effectué un travail de diffusion, il est un projet qui n’a pas abouti, celui de publier un supplément suisse à la revue. Il eût fallu pour cela élargir le nombre des abonnés et organiser un réseau de collaborateurs. François accorde de l’importance à ce projet et écrit le 25 septembre 1962 : « J’aimerais revenir à ce projet du Partisans suisse. J’aurais beaucoup voulu recevoir de la copie, pour que les camarades jugent sur pièces et pour que l’on puisse démarrer sur-le-champ. » Un appel a été rédigé dans ce sens qui rencontre un certain écho, mais l’objectif de 300 abonnés ne sera pas atteint ; s’ajoutait la difficulté à réunir des ressources rédactionnelles. Dans l’intensité du moment, je n’ai pas donné la priorité qu’il aurait fallu à ce projet et porte une responsabilité de ce qu’il n’a pas abouti.

 

Dans ce moment, notre engagement n’était pas uniquement éditorial, mais, cloisonnement oblige, jamais nous ne parlions de nos activités dans les réseaux de soutien, sauf à l’été 1960 où François me demande d’organiser une rencontre avec Francis Jeanson qui, depuis l’arrestation de son réseau, séjourne à Genève. Le rendez-vous est pris, le point de rencontre sera Ouchy, lieu très animé, au bord du lac Léman, envahi de promeneurs et touristes durant l’été. Dès qu’ils se retrouvent, on s’éloigne pour se rendre dans un environnement plus discret ; mesure particulière, nous utilisons à leur insu et exceptionnellement, l’appartement des parents de Renée, ma compagne, qui sont en vacances. Francis Jeanson et François Maspero peuvent alors s’entretenir en aparté, un des objets de leur rencontre étant Vérité Pour, la revue du réseau.

 

Il y eut aussi cette fois où, attendant sa venue, on me prévient que, sur la route de la Suisse, François a eu à Dijon un grave accident de voiture qui va l’obliger à plusieurs semaines d’hôpital. Le jour de sa sortie, je le rejoins pour accompagner son retour à Paris, je n’ai pas le souvenir si ce fut un voyage causant ou si les silences furent préservés, probablement.

 

Sa dernière venue à La Cité, ce fut lors de la conférence de presse organisée à la suite de mon expulsion de Suisse en 1966, François y est intervenu, porteur du message des éditeurs français qu’il avait rédigé avec Jérôme Lindon, Robert Voisin et Pierre Jean-Oswald, demandant aux autorités fédérales de revenir sur la décision, pétition signée par d’autres éditeurs, des membres des comités de rédaction des Temps Modernes, d’Esprit, de Partisans,des auteurs…

 

En écho au rappel de ses venues en Suisse, je citerai François dans sa postface à Livre et militantisme « Pourquoi venais-je à Lausanne ?... parce que nous nous reconnaissions pour ce que nous étions l’un et l’autre: deux éditeurs ayant pignon sur rue dans nos pays respectifs, mais aussi dans le même temps, deux militants d’une même cause, concrètement engagés pour elle : pas seulement professionnellement par nos publications, ou moralement par des prises de positions politiques, déclarations de principes et protestations contre la sale guerre, mais impliqués aussi physiquement. »[1]

 

Nils Andersson

 

 

[1] Postface de François Maspero à Livre et militantisme, La Cité éditeur 1958-1967, Léonard Burnand, Damien Carron, Pierre Jeanneret, sous la direction de François Vallotton, Édition d’en bas, 2007.

 

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Poétiques de la résistance - Vernissage - Expositions - Conférences / 3.11.2016

L’association Littinérante, basée à Lausanne, présente une exposition avec différents partenaires du monde du Livre autour de figures de l'édition indépendante et engagée. Littinérante a notamment pour buts d’encourager le dialogue entre les différents acteurs du livre et de favoriser la diffusion de savoirs et de connaissances.

 

Suite à la rencontre avec Alain Léger, des éditions À plus d’un titre et à la découverte de son exposition François Maspero et les paysages humains créée à Lyon en 2009, il nous a semblé important de faire connaître cet éditeur et sa maison d’édition éponyme en Suisse romande, du fait des liens importants entretenus avec Nils Andersson et sa maison d’édition La Cité, basée en 1957 à Lausanne.

 

Avec La Cité Diffuseur, Nils Andersson diffusera en Suisse les éditions Maspero dès leur création, de même que les éditions de Minuit, les éditions de l’Arche et les éditions Jean-Jacques Pauvert. Durant la guerre d’Algérie, La Cité permettra à des ouvrages interdits en France d’être édités dans notre pays et de continuer à être lus et distribués dans le monde francophone. C’est donc un pan essentiel de l’histoire de l’édition engagée qui rayonne depuis Lausanne durant ces années.

 

À l’automne 2016, viennent de paraître aux éditions d’en bas Mémoire éclatée de Nils Andersson. Les éditions d’en bas, elles aussi engagées, fêtent leurs 40 ans en 2016.

 

Ces occasions nous permettent de nous associer aux éditions d’en bas et aux éditions À plus d’un titre et de rassembler dans un même lieu l’exposition François Maspero et les paysages humains et une exposition créée par les éditions d’en bas, Les éditions d’en bas, 40 ans d’édition engagée à laquelle sera jointe la présentation de la quasi totalité des titres parus aux éditions La Cité ainsi qu'un grand nombre de documents totalement inédits de Nils Andersson. Les deux expositions sont rassemblées sous le titre Poétiques de la résistance.

 

Le décès subit et récent de François Maspero nous a incités à rassembler, lors du vernissage à Lausanne des personnes l’ayant bien connu et qui l’ont côtoyé de manière régulière. Ainsi, la présence lors de l’inauguration d’Edwy Plenel, Julien Hage et d’Annie Morvan permettra des rencontres et discussions autour de l’engagement militant.

 

Le lancement du livre de Nils Andersson, en sa présence, permettra de voir le lien étroit qu’entretenait ce dernier avec François Maspero. Un blog est également ouvert regroupant diverses contributions, http://nilsandersson.net/.

 

 

 

Programme Samedi 5 novembre 2016

 

Verrnissage

 

à la Galerie Humus - rue des Terreaux 18 bis 1003 Lausanne - humus-art.com

 

11h00 : Mot de la Présidente de Littinérante Laura Richard, présentations d’Alain Léger et Bruno Guichard créateurs de l’exposition Maspero et les paysages humains, et de Jean Richard pour l’exposition Éditions d’en bas, 40 ans d’édition engagée. 

 

11h30-13h45 : Apéritif dînatoire

 

Conférences

 

à la Maison du Peuple - Place Chauderon 5 1003 Lausanne

 

14h00-15h30 : Table ronde « François Maspero, homme livre, homme libre » avec Annie Morvan, Edwy Plenel et Bruno Guichard.

 

15h30-16h00 : Pause-café

 

16h00-17h30 : « François Maspero, éditeur Indépendant » avec Nils Andersson et Julien Hage ; modération Jean Richard.

 

Le Film

 

« François Maspero, les chemins de la  liberté  », sera projeté à plusieurs reprises à la Galerie Humus. Yves Campagna et Bruno Guichard, auteurs de ce film, seront présents lors des projections.

 

Production les Films du Zèbre, 2014, France, 92’. 

 

 

 

Poétiques de la résistance avec le soutien du Service Bibliothèques & Archives de la Ville de Lausanne

 

 

 

Partenaires

 

Mediapart - Association Lettres frontière - Éditions d'en bas - Librairie & Galerie Humus

 

Partenaires de l’exposition « François Maspero et les paysages humains »

 

Imec - DRAC Auvergne - Rhône-Alpes - La Maison des Passages - Ville de Lyon

 

 

 

Pour tout renseignement

 

Pascal Cottin - Littinérante - +41 78 897 35 80

 

Littinérante

 

contact@littinerante.com

 

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Pour François Maspero - Samir Amin | 1.11.2016

François Maspero n’était pas seulement un libraire, même un excellent libraire. Bien plus, il était un penseur critique radical de son temps, qui est encore notre temps, celui du capitalisme vieillissant dont la survie implique la destruction systématique de l’être humain, formaté pour n’être plus qu’un consommateur et un spectateur, de la nature, de sociétés et de peuples  entiers du « tiers monde », la périphérie du système mondialisé de l’impérialisme moderne.

 

Maspero était un penseur engagé, militant. En avance sur bien d’autres il avait compris que le caractère impérialiste du système était indissociable de sa nature capitaliste. Il était donc anti impérialiste, sans tomber dans les naïvetés des jeunes « tiers-mondistes » sympathiques de l’époque. Maspero était lucide et savait que le combat de libération nationale des peuples du Sud serait long et difficile, et qu’il n’était pas spontanément porteur des transformations radicales, démocratiques et socialistes, nécessaires à son succès.

 

Maspero a marqué son époque. Il a été de ceux qui ont préparé l’explosion de 1968. La Joie de Lire était devenue un haut lieu de rencontres entre la génération nouvelle en colère et ceux des plus anciens qui saisissaient la portée révolutionnaire de cette révolte. Les éditions Maspero et la revue qui lui était associée ont fait connaître  les débats socialistes de l’époque, l’apport de la révolution chinoise et du maoïsme, celui de Che Guevara, de Cabral et de Fanon, les guerres de libération en Afrique et les débats houleux au sein des mouvements de libération. Sa bibliothèque n’est pas celle des archives de ce passé ; sa lecture reste indispensable aux nouvelles générations de penseurs critiques. 

 

 

 

Samir Amin, économiste franco-égyptien symbolise pour beaucoup, dès les années 1960 et notamment depuis la publication de son ouvrage Le développement inégal, l’altermondialisme. Directeur au Plan en Égypte de 1957 à 1960 ; Conseiller du gouvernement malien de 1960 à 1963 ; professeur d’université, en 1997 il est cofondateur du Forum Tiers-Monde à Dakar, dont il est le directeur. Militant de la Paix, il a prononcé cette année le discours d’ouverture du Congrès du Bureau International pour la Paix à Berlin.

 

 

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La vocation secrète de François Maspero - Annie Morvan / 25.10.2016

Et si la vocation première de François Maspero avait été d’être écrivain ? Le libraire et l’éditeur engagé avec courage et lucidité dans tous les combats de son époque et, à travers ses publications, dans les grands débats politiques et intellectuels des années 60 et 70, est au fil des années devenu une légende. Au point, peut-être, d’éclipser le créateur, car trop peu savent qu’à peine après avoir quitté sa maison d’édition, François Maspero a pris la plume pour ne plus jamais la poser. Romans, récits, nouvelles, biographies, autobiographie, reportages forment une œuvre littéraire bouleversante au fil de laquelle il livre la part de lui-même restée cachée sous les livres des autres et donne enfin libre cours à ce qu’il avait toujours voulu faire : écrire.  Ses nombreuses traductions – plus de cinquante- de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien-   sont, elles aussi, une œuvre d’écrivain, et révèlent son amour de la littérature et de la poésie.

 

Tout commence en 1983, quand François Maspero pousse la porte des Editions du Seuil avec Le Sourire du chat, un manuscrit qui met au jour le traumatisme originel, cette «  naissance à la mort »  qui hanta toute sa vie et décida de son engagement dans l’Histoire : l’arrestation et la mort de son frère aîné dans les maquis de la Résistance, la mort de son père à Buchenwald, l’internement de sa mère à Ravensbruck et l’apprentissage de la solitude, de la liberté et de l’indépendance. Avec ses personnages réels transformés en personnages de fiction, le «  je » autobiographique dissimulé sous le « il » de la narration romanesque, Le Sourire du chat révèle d’emblée un écrivain magnifique sachant fouiller au plus profond la complexité des événements et des hommes. Une fois narrée – ou avouée- la tragédie qui décida de sa vie, François Maspero poursuit alors une œuvre qui apparaît clairement comme une écriture de soi. Avec le deuxième roman, Le Figuier, qui retrace l’histoire de la librairie La joie de lire et des  Editions Maspero , leur lot de procès, de condamnation et d’attentats en ces années de luttes anti fascistes, anti colonialistes, anti impérialistes, et dont le personnage central, Manuel Bixio, n’est autre que l’auteur lui-même, c’est la question du sens de l’engagement et du témoignage qui est posée. Editer et témoigner en temps de guerre a-t-il un sens ? Editer est-ce résister ? Les personnages du livre, comme ceux des livres à venir, tentent de répondre à cette question centrale dans la vie et l’œuvre de François Maspero : Manuel Bixio, quitte sa maison d’édition pour parcourir les pays d’Afrique et d’Amérique latine et écrire des reportages sur les guerres d’indépendance ; Mary Kendale photographie le massacre des Algériens à Paris, en 1961, puis part dans un pays d’Amérique Centrale où elle trouvera la mort. L’interrogation sur le sens des mots et de la photographie, « ce langage universel du témoignage entre efficacité et vanité, sincérité et alibi », traverse tous les livres de François Maspero, et en 2006, son avant dernier livre est une courte et poignante biographie de Gerda Taro, photographe et compagne de Robert Capa, tuée sur le front de Brunete, pendant la guerre civile espagnole.

 

Après Le Sourire du chat et Le Figuier, l’essentiel étant posé, François Maspero peut donner libre cours à la recherche de sa propre écriture et à la construction de son univers littéraire. Le Temps des Italiens, un court roman, revient aux années de la seconde guerre mondiale et à l’enfance, près de Nice, avec un personnage féminin, Lise, alter ego de François, en même temps que l’écriture se fait plus épurée et plus poétique: senteurs et lumières des paysages méditerranées, couleurs de la mer, musique du vent. Puis, en 1994, La Plage noire, roman situé dans un pays sans nom où le Mal rôde encore après de longues années de dictature, met en scène un personnage, Alberto, qui existe non par son action mais par son rapport au monde. C’est un traducteur, un « passeur d’âmes », qui vit par et pour l’amour de sa fille Joyce.« Toute ma vie j’ai cru au progrès, le sens de l’histoire éclairait notre attente et même nos plus mélancoliques nuits étrangères… Comment le nier, je sens ici que mon monde à moi est détruit », songe Alberto, autre alter ego de François. Le cycle de la fiction est bouclé. Commencé avec Luc, le petit garçon du Sourire du chat, il s’achève avec Alberto, l’homme au bord de la vieillesse, en proie à la mélancolie de l’histoire, qui aurait pu faire sienne cette phrase de Régis Debray : « L’homme nouveau ne miroite plus à l’horizon, il est à la cave, dans les archives ». Entre temps pourtant, François Maspero avait écrit des nouvelles qu’il se décide à publier en 2006, en même temps que son livre sur Gerda Taro, sous le titre le Vol de la mésange. Elles rassemblent les personnages des romans et des récits, et le lecteur découvre alors qu’ils se connaissaient tous, qu’ils partageaient les mêmes espoirs et les mêmes doutes, parfois la même tendresse et qu’ils forment une émouvante famille littéraire, complétant ce que la fiction à encore à dire de soi et des autres.

 

François Maspero a toujours confié ses manuscrits aux Editions du Seuil, et il y a publié la plupart de ses traductions. A l’orée des années 2000, Denis Roche, son éditeur, et Françoise Peyrot, alors secrétaire générale de la maison, lui ont demandé d’écrire ses Mémoires. Ceux qui ont bien connu François peuvent aisément imaginer sa réaction : jamais. Mais quelques mois plus tard, il leur apportait ce qui est peut-être son chef d’œuvre et certainement son livre le plus bouleversant, les Abeilles et la guêpe, Mémoires et autobiographie qu’on ne saurait pourtant qualifier de telles car Maspero n’en est pas le centre quand bien même le livre est écrit à la première personne. Si Le Sourire du chat est, en dernière instance, un roman d’amour pour ce frère aîné et tant admiré, mort à l’âge de 17 ans, Les Abeilles et la guêpe est l’aboutissement d’un long travail de recherche pour réparer une absence définitive vécue comme une faute qui elle aussi hanta toute la vie de François : n’avoir pu tenir la main de son père pendant ses derniers jours au camp de Buchenwald.

 

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur l’œuvre de François Maspero, qui n’a pas hésité à travailler des formes plus audacieuses, entre témoignage et littérature, entre les mots et l’image. Les passagers du Roissy Express et Balkans Transit, textes inclassables, à la fois livres de voyage, reportages, témoignages par les mots et l’image sont aussi une écriture de soi, mais, paradoxalement, dans l’effacement de soi. En choisissant de traverser ces « paysages humains », et d’écouter les autres, ces deux ouvrages sont sans doute la réponse la plus honnête et la plus lucide à l’obsédante question du témoignage.

 

Dans cette œuvre si personnelle, traversée par le regard que porte sur le monde un des hommes les plus engagés dans l’histoire de la seconde moitié du XXème siècle, une exception : L’Honneur de Saint Arnaud, anti-biographie d’un maréchal de France qui fit sa carrière durant la conquête de l’Algérie, exemple de moralité pour Sainte Beuve, « général qui avait les états de service d’un chacal » pour Victor Hugo. François Maspero, qui avait engagé sa librairie et ses éditions aux côtés des militants algériens de l’indépendance et des porteurs de valise, se devait de rétablir la vérité sur cette face noire de l’Histoire de France et tordre le coup à l’épopée nationale. Mais l’Honneur de Saint Arnaud n’est pas seulement un livre du passé : il est hélas, dans l’ignominie du personnage et dans la démonstration des falsifications de l’Histoire officielle, un ouvrage d’une brûlante actualité.

 

Annie Morvan

 

Bibliographie

 

Le Sourire du chat, roman, 1984.

Le Figuier, roman, 1988.

Les Passagers du Roissy-Express, 1990, photographies d'Anaïk Frantz. Prix Novembre.

Paris bout du monde, 1992, texte de l'album de photographies d'Anaïk Frantz.

L'Honneur de Saint-Arnaud, chronique historique, 1993.

Le Temps des Italiens, récit, 1994.

La Plage noire, récit, 1995.

Balkans-Transit, photographies de Klavdij Sluban, chronique d'un voyage, 1997. Prix Radio France internationale, « Témoins du monde ».

Che Guevara, introduction aux photographies de René Burri, 1997.

Les Abeilles et la Guêpe, 2002.

Transit & Cie, récit, La Quinzaine, 2004.

Le Vol de la mésange, nouvelles, 2006.

L'Ombre d'une photographe. Gerda Taro, biographie, Fiction et Cie, 2006.

Des saisons au bord de la mer, roman, Seuil, 2009.

 

 

Annie Morvan

 

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Les «éditeurs rouges» - Julien Hage / 18.10.2016

Quoi de commun entre Giangiacomo Feltrinelli, l’entrepreneur milanais, héritier milliardaire et guérillero, François Maspero, libraire-éditeur du quartier Latin et intellectuel parisien de grande lignée, Nils Andersson, l’importateur de livres devenu éditeur de La Question aux éditions de La Cité à Lausanne, Klaus Wagenbach, le littéraire si tôt passionné de Kafka à Berlin-Ouest, les universitaires anglais des New Left Books, qui relaient en Grande-Bretagne l’œuvre du Left Book Club de Victor Gollancz, les vieux sages new-yorkais Paul M. Sweezy et Leo Huberman et leur Monthly Review, rare tribune éditoriale progressiste rescapée du maccarthysme, ou encore le fier Ruedo Iberico de Jose « Pepe » Martinez, tribune de l’anti-franquisme à Paris ? Au beau milieu du second après-guerre, éditeurs indépendants dans toute leur diversité, ils furent, main dans la main, les fers de lance d’une nouvelle génération qui bouleversa complètement l’offre éditoriale et le rôle du livre au sein des sociétés d’Europe occidentale. En écho direct aux bouleversements du monde lors de la décolonisation, ces « éditeurs rouges » ont conçu des livres balistiques, critiques et subversifs, relayés par des collections de poche, ceintes de rigueur et bariolées par de nouveaux imaginaires. Bien loin de se trouver marginalisé par les média audiovisuels qui relèvent souvent encore de monopoles d’État, comme en France, le livre connaît une véritable apogée médiatique, porté par l’intensité des débats politiques et intellectuels, par l’émergence de nouvelles avant-gardes et par la politisation croissante dans les rangs des étudiants, de Paris à San Francisco, en passant par Berlin-Ouest. À cette époque, ces maisons d’édition et leurs librairies « différentes », furent autant d’universités à ciel ouvert pour les militants et militantes de tous poils, tandis que les vitrines des librairies s’ouvraient sur un monde qui se lisait encore à livre ouvert. Les armes de la critique ne manquaient pas de répondre à la critique des armes, et l’on pouvait se bercer encore de l’illusion romantique du révolutionnaire le fusil dans une main et la plume dans l’autre.

 

Des éditeurs protagonistes 

 

Loin de se résigner au rôle d’éminences grises ou de courtiers intellectuels, faiseurs de prix et de carrières, ces « éditeurs protagonistes » renouvellent complètement les modalités du travail et de l’engagement de leur métier. Ils engagent leurs vies et leurs maisons sur les chemins d’un monde en révolution, d’Alger à La Havane, de Pékin à Santiago, aux côtés d’hommes et de femmes sans doute plus devenus aujourd’hui des spectres que des icônes, au-delà de la figure du Che ou de celle de Rudi Dutschke : Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka, Camillo Torres, Félix Moumié, Amilcar Cabral, ou encore Michelle Firk. Ils s’affirment en intellectuels dans la lutte contre la censure et dans la défense de leurs auteurs poursuivis, assument parfois un rôle politique non négligeable à la tête des mouvements d’extrême-gauche émergents et jouent un rôle déterminant dans la bataille de contre-information qui s’engage, de concert avec les nouvelles tribunes d’extrême gauche. Stigmatisés par les situationnistes comme « commerçants de la révolution », tant le livre politique de cette époque constitue bientôt un marché où les grands éditeurs achètent les textes à l’encan, pillés par de jeunes bourgeois en mal de transgression, leurs trajectoires respectives n’en disent pas moins la force de l’éthique de la conviction qu’ils déployèrent face à la répression d’Etat, plus soucieux qu’ils étaient sans doute de changer le monde que de faire carrière. Giangiacomo Feltrinelli disparaît en 1972 dans la préparation d’un attentat de témoignage contre une ligne électrique desservant Milan. Défendant sa librairie les armes à la main pendant la guerre d’Algérie, François Maspero est frappé sans répit par la censure de Raymond Marcellin et privé de ses droits civiques jusqu’à l’amnistie suivant la mort de Pompidou. Nils Andersson, arrêté par la police française durant la guerre d’Algérie, est ensuite expulsé de Suisse par décision administrative, cette fois définitivement, en 1967. Perquisitionné à de nombreuses reprises, Klaus Wagenbach fut poursuivi par près d’une dizaine de procès à répétition, de 1968 jusqu’à « l’Automne allemand ». À l’orée des années quatre-vingt et de leur restauration conservatrice, qui annonce aussi la grande normalisation éditoriale avec ses concentrations capitalistes, prédatrices de l’édition indépendante, la plupart de ces éditeurs ne transigent pas avec la défaite ; certains sont tout bonnement poussés vers la sortie des maisons d’édition dont ils ont construit le catalogue. Les essais, les documents et les pamphlets laissent place aux récits, et notamment au genre romanesque grand public et à sa world literature globalisée. Il faudra attendre la décennie suivante pour voir renaître une nouvelle vague d’éditeurs militants et indépendants.

 

Des ferments inaltérables de partage, de résistance et d’émancipation

 

Territoires d’écrits parfois bien oubliés, panthéons peut-être trop discrets de héros sans sépultures, miroirs brisés des espoirs comme des défaites d’hier, leurs collections et leurs livres démontrent pourtant sans équivoque combien le livre demeure un ferment essentiel d’un monde en relation, en lutte et en partage, et un irremplaçable outil d’émancipation dans nos sociétés. Archipel éditorial aussi fragile que passionné, ces maisons jouèrent un rôle considérable de passeurs avec le Tiers-monde dans les grandes circulations politiques, intellectuelles et culturelles des années 1960 et 1970, et furent les tribunes revendiquées de toutes les marges créatives et dominées. Ces éditeurs portèrent de rudes coups à l’orgueil des dites « civilisations » et à l’ethnocentrisme confortable de nos sociétés engoncées dans le colonialisme. Ils participèrent au renouvellement des disciplines des sciences humaines et sociales, de l’anthropologie à la sociologie, avec de nouvelles formes de livres : recueils d’articles, travaux en cours, études de terrain, bientôt déclinés en livres de poche. Sans se dispenser toujours d’effets de mode, de sectarismes partisans et d’impasses idéologiques, leurs catalogues révèlent un travail patient et insatiable pour comprendre le monde dans sa diversité, plaider le non-conforme jusqu’au plus secret des impensés, et ce, au plus près de la pulsation du monde, au chevet des avant-gardes, en phase avec le travail social et en symbiose avec les initiatives d’éducation populaire. Théorie critique, poétiques de la résistance, documents rigoureux qui demeurent à ce jour véritables « archives citoyennes » (Nils Andersson), où l’on lit souvent sans fard les atrocités d’hier, comme pour la guerre d’Algérie :  les richesses de leurs catalogues sont plus que substantielles, comme est trop longue à égrener la liste de leurs ouvrages devenus des classiques de la littérature et de la pensée ; des ouvrages qui nourrissent encore l’imaginaire des générations actuelles et demeurent d’indispensables clefs pour décrypter la marche de la globalisation. Parmi eux, pêle-mêle, Pasternak, Fanon, Garcia Marquez, Pasolini, Hochhuth, Glissant ou Chalamov… : braises parmi les braises, vigies dans la tempête, et combien d’autres grains de sables, rétifs à la brutale machinerie de l’oppression, aux sirènes de la résignation, comme au triste diktat de l’argent.

 

Julien Hage

 

Julien Hage est historien, maître de conférences au Pôle Métiers du livre de Saint-Cloud (Université de Paris-Ouest Nanterre La Défense), et membre du laboratoire DICEN-IDF. Spécialiste de l’histoire du livre, de l’édition et de l’imprimé contemporains, il est l’auteur d’une thèse sur la nouvelle génération des éditeurs politiques d’extrême gauche en Europe occidentale (Feltrinelli, Maspero, Wagenbach) et co-auteur de deux livres : François Maspero et les paysages humains (À plus d’un titre/La Fosse aux ours, 2009) et Le PCF et le livre (Éditions universitaires de Dijon, 2014).

 

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Agir, un devoir, une nécessité - Mohammed Harbi / 11.10.2016

« Je pensais qu'il fallait donner à lire, à voir. Mettre en question. Et que les lecteurs étaient assez grands pour comprendre et choisir. Ma responsabilité s'exerçait dans mon choix d'éditeur et j'en ai toujours répondu ». Cette profession de foi de François Maspero résume dans toute sa simplicité le lien qu'il fit tout au long de sa vie entre  l'unité du front culturel et son engagement politique.

 

L'action de François Maspero s'inscrit dans un contexte politique dominé par l'essor de l'anticolonialisme, du tiers-mondisme et de la remise en cause du stalinisme. Ardent défenseur de la jonction entre toutes les forces hostiles au capitalisme et à l'impérialisme, il multiplia les publications portant sur la littérature révolutionnaire en encourageant échanges et débats au grand bénéfice des colonisés.

 

Il contribua de ce fait à diffuser dans un large public les écrits de combat que boudent en général les grandes maisons d'édition. Il dut alors répondre à plusieurs reprises à des procès ordonnés par les pouvoirs qui voulaient à tout prix étouffer les révélations sur la torture et sur la répression des algériens, entre autres. Les saisies et la censure nuisaient bien sûr à son équilibre financier mais elles augmentaient par ailleurs l'audience de ces publications.

 

Agir pour François était un devoir et une nécessité. Contre le colonialisme, il fut de tous les combats. Citons pour mémoire son témoignage sur les manifestations du 17 octobre 1961, en faveur des déserteurs et des insoumis, son soutien enfin aux membres du réseau Jeanson jugés pour leur appui à la résistance algérienne.

 

Sa position face à la guerre d'Algérie et au service des colonisés et des opprimés reste encore de nos jours attractive et féconde. Elle correspondait, quoi qu'en dise aujourd'hui dans certains récits, au sentiment profond du peuple français car comment laisser tomber dans le silence et l'oubli le fait qu'en janvier 1956, la majorité du corps électoral avait voté contre la guerre et que le parlement qui a été élu sur ce programme n'a fait que le contourner.

 

Son humanisme et sa générosité enracinés dans sa tradition familiale restent un exemple pour les combats actuels et futurs.

 

Mohammed Harbi

 

Mohammed Harbi, historien, fut militant, responsable dans la Fédération de France du FLN durant la lutte de libération nationale algérienne, conseiller de Ben Bella et directeur de l’hebdomadaire Révolution africaine après l’indépendance. Arrêté à la prise de pouvoir par Boumédienne, il rejoint la France en 1973 ; professeur de sociologie et d’histoire, hautement apprécié notamment par Pierre Vidal-Naquet, il a publié des ouvrages fondamentaux sur le FLN et la révolution algérienne. 

 

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Les deux morts de François Maspero (hommage corporatiste) -Aymeric Monville / 04.10.2016

Il savait que l'histoire est tragique ou, comme disait sobrement de lui Chris Marker, que les mots ont un sens.

 

Maspero restera cet homme dont la Gestapo a broyé toute la famille et l'a laissé en vie, par une ironie sadique, à douze ans, seul avec cette lumière du jour qui n'allait plus jamais avoir la même splendeur. Il fut ce héros malgré lui, qui eût aimé une vie obscure au fond de sa petite librairie et s'est retrouvé à devoir la défendre, les armes à la main, contre les tueurs de l'OAS. Cet homme qui, au milieu du chemin de sa vie, a vu s'écrouler le château de cartes de ses espérances, et a manqué jusqu’à son suicide. Ce n'était pas la faillite de César Birotteau, c'était la faillite d'une politique. Peut-être celle d’un certain gauchisme, mais qui ne manquait pas de panache.

 

Et c’est cet homme qui a dû tout reconstruire, dans les livres encore, mais en les écrivant. 

 

La littérature est la grande victoire des perdants. Les grands écrivains sont des politiques ratés. Le contraire est également vrai.

 

Dans le film qui vient de lui être consacré, François Maspero, les chemins de la liberté, il égrenait encore avec malice quelques devises frappées au coin d'un désespoir serein : « De défaite en défaite, jusqu’à la victoire finale » (Victor Serge), « No hay camino, hay que caminar » (Machado). Et puis l'image qu’il a reprise pour son plus beau livre, Les Abeilles et la Guêpe, souvenir de Jean Paulhan évoquant la Résistance : « Tu peux serrer une abeille dans ta main jusqu'à ce qu'elle étouffe, elle n'étouffera pas sans t'avoir piqué, c'est peu de chose, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus d'abeille. » La droite n'a pas le monopole des kamikazes.

 

« Éditeur et écrivain », ont insisté les journaux bourgeois dans leur nécrologie, préparée ou pas. Comme si le second embellissait ou excusait le premier métier, qui sent par trop la roture et le labeur. C'est à peine si l'on mentionne le fait que Maspero était aussi et d'abord libraire, et que c'est à ce poste qu'il a montré le plus de courage.

 

Mais laissons là les casquettes. Tout travail est un bagne, mais toute lutte est belle. Et l’on ne doit être jugé que par ses pairs. Les camarades ne se jugent que sur leur capacité à lutter, où qu'ils soient.

 

À l’époque de sa première mort, celle de lui comme éditeur, la police italienne orchestrait le faux suicide de son confrère Giangiacomo Feltrinelli.

 

Personne n'a cru à la thèse de Feltrinelli éprouvant le besoin subit de poser une bombe sur une voie de chemin de fer et succombant à une fausse manip. Chaque livre à publier était déjà une bombe.

 

Ou alors on fait mal son métier.

 

Aymeric Monville, 14 avril 2015

 

Philosophe marxiste, Aymeric Monville est le rédacteur en chef adjoint de La Pensée, revue fondée en 1939 par Paul Langevin et Georges Cogniot. Auteur de plusieurs livres, il signe des articles dans les pages « Tribune libre » de L’Humanité. Dernier ouvrage paru : Le Néocapitalisme selon Michel Clouscard : une introduction (Delga, 2011).

 

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D’hier à demain? -  Jean Philippe Talbo-Bernigaud / 27.09.2016

Jean-Philippe Bernigaud, compagnon des éditions Maspero livre un témoignage intéressant sur les livres saisis, Seghers et le petit cercueil. Des faits peu connus ou ignorés.

 

J’ai rencontré François Maspero dans sa librairie rue de l’Escalier, grâce à mon ami François Dufrêne, très jeune poète ultra lettriste, auteur du Tombeau de Pierre Larousse et peintre-réalisateur.

 

C’était la fin des années 1950, époque de foisonnement des idées en art et politique, années de la décolonisation et des indépendances en Afrique, Amérique Latine et Asie, indépendances auxquelles François Maspero a trouvé les voix pour les exprimer. François avait le don de donner la parole à ceux que, jusque-là, on avait peu entendu… et particulièrement à Cuba où Fidel Castro, Che Guevara et quelques autres avaient pris le pouvoir en entraînant par leur combat victorieux dans la Sierra la chute des dictateurs de la famille Battista.

 

François était un passeur d’idées : par notre revue Partisans, par sa revue L’Alternative consacrée aux pays de l’Europe de l’Est, et d’autres plus sectorielles et puis par les ouvrages de sa maison d’édition ; il se donnait les moyens d’exprimer des idées qui étaient aussi les siennes et d’en faire des livres.

 

Parmi ceux qui ont fait date et dont on disait qu’ils n’étaient pas des Best-Sellers mais des Long-Sellers : L’Education en Afrique  d’Abdou Moumoune, Libres Enfants de Summerhill, ainsi que la réédition du Droit à la Paresse de Paul Lafargue ou, grâce à Emile Copfermann la Pédagogie Freinet, puis les développements de la Pédagogie Institutionnelle de Oury et Vasquez, enfin celle des C.E.M.A. : Centre d’entraînement aux Méthodes Actives.

 

Des livres qu’il aimait offrir à ceux qui n’avaient pas les moyens de les acheter et qui n’auraient pas non plus eu idée de les voler.

 

En ces temps de guerre d’Algérie, le Ministre de l’Intérieur Marcellin était un tenant de la théorie du complot. Il faut savoir les procédés employés par ses services : décidée le samedi soir l’interdiction de vente d’une publication était annoncée dans le Bulletin Officiel du dimanche, dont personne n’avait pu avoir connaissance…ainsi des policiers munis d’une machine à écrire pour établir les constats de saisie débarquaient le lundi à l’ouverture de notre librairie La Joie de Lire et d’autres librairies d’Ile de France et de province, ilsconstataient qu’elles avaient en vente sur les tables des ouvrages interdits à la vente qui étaient alors saisis, ce qui justifiait des amendes. Ces mesures étaient censées devoir être suivies de poursuites en justice qui – il faut aussi le savoir – ne se produisirent jamais car les autorités avaient peur que leurs procédures soient démenties : comme Maître Garçon, spécialiste des questions de droits d’auteur le déclarait : « devant un tribunal qui exigerait débats et confrontations ».

 

Pendant cette période, les ouvrages s’empoussiéraient, retenus par des filets, sous les escaliers de la Préfecture de Police… Ils devaient y rester jusqu’à la période de négociations franco-algériennes des Accords d’Evian où les services interministériels en charge vinrent demander de leur fournir des volumes à même de les éclairer sur le fond des débats : par exemple celui d’André Mandouze, spécialiste de Saint Augustin : « La Révolution Algérienne par les textes ». Il fallut alors les libérer de leurs filets pour que nous puissions très volontiers les fournir aux négociateurs. François Maspero avait d’ailleurs accepté de céder, à la demande du responsable du dépôt légal, des exemplaires des livres dont toute l’édition avait été saisie avant mise en vente pour que, en quelque sorte, soit assurée la continuité du service public, en dépit des aléas de la situation créee par son propre Ministre de tutelle.

 

Les difficultés financières des éditions dues à ces persécutions ont amené François et sa mère à vendre des collections d’antiquités de la famille ; sans oublier l’impact des vols allant parfois jusqu’à 5 à 7% du chiffre d’affaires. Certains auteurs amis se sont alors constitués en « Amis des Editions Maspero » et ont proposé d’ajourner le règlement de leurs droits d’auteurs, ce que les Editions, société à directoire, ont accepté et les remboursements ont été effectués progressivement en temps et lieu.

 

Autre initiative, François Dufrêne notre ami, après de nombreuses discussions dans les milieux d’artistes et d’auteurs concernés, en vint à mettre sur pied une vente publique. Des œuvres de toute nature, des manuscrits, des documents et des poèmes dédicacés, des tableaux créèrent l’évènement avant la vente elle-même qui fut un succès. Maspero en fut réconforté personnellement, mais aussi comme d’un succès des Editions elles-mêmes.

 

Notre travail consistait par ailleurs à organiser des rencontres régionales entre des auteurs et des libraires avant la publication des ouvrages dont nous leur remettions les bonnes feuilles. Dans ce cadre avait été organisée la structure des librairies différentes, auxquelles on pouvait proposer un responsable compétent pour optimiser leur fonctionnement.

 

En tant que responsable de la diffusion, après la séparation d’avec « L’Inter », société de distribution de Seghers, nous avons repris la diffusion directe et dans cette période j’ai couru d’une ville à l’autre pour obtenir des principaux libraires un contrat de mise en place des nouveautés. La séparation d’avec « L’Inter » de Pierre Seghers fut conflictuelle : ce dernier se considérait comme issu de la Résistance à l’occupant, mais il n’admettait pas que les Éditions Maspero soutiennent les Algériens dans leur projet de libération nationale.

 

Par la suite nous avons organisé avec les Éditions de Minuit, les Éditions des Femmes et Anthropos un système de prospectionet de distribution commun dans le même cadre que les Éditions Gallimard. Un relais aux ouvrages interdits étaient La Cité-Editeur à Lausanne, Nils Andersson nous postait en colis des ouvrages à des adresses privées, chez moi par exemple à l’adresse d’Anne Bernigaud, les livres nous parvenaient, mais des rapatriés OAS présents au contrôle de la poste n’avaient pas hésité à vouloir nous faire peur en mettant dans un colis un mini-cercueil à tête de mort.

 

Malgré la multiplicité des tâches, distribution classique en librairie, abonnements aux Cahiers Libres, dépôts à des associations à l’occasion de manifestations, il y avait le temps de se retrouver pour discuter en déjeunant ensemble. Quelle époque foisonnante.

 

                            Jean Philippe Talbo-Bernigaud

 

 

 

Jean-Philippe Talbo-Bernigaud, a été un étroit et précieux compagnon aux éditions de François Maspero qui lui a dédié son roman Le Figuier.

 

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Pour dire merci - Régis Debray / 20.09.2016

Tu as fermé boutique, mon cher François, et l’écrivain en toi a chassé le libraire. Ta périodeJoie de Lire, je crois savoir, ne t’a pas laissé que de bons souvenirs. Procès, amendes, harassements, dettes, lassitudes, injures (« tu te fais de la laine sur le dos de la révolution », te lança un jour un leader hargneux de 68, aujourd’hui notable et décoré). Et ces « travailleurs » qui ne voulaient pas mettre la main au collet des voleurs, « n’étant pas payés pour ça par le patron… » Toutes les boîtes, vécues de l’intérieur, ont de ces amertumes, et ça ne devait pas être drôle tous les jours, dans la boutique de Péguy, aux Cahiers de la quinzaine. Pour nous, lecteurs, auteurs, amis, clients, sache que cette librairie nous a beaucoup dérangés. Le libraire-éditeur (1959-1982) a retardé en toi l’auteur, et le souci des autres, le bonheur de retrouver les tiens, une plume à la main, mais à nous, elle nous a fait une ou deux décennies durant respirer l’air du large avec un sentiment de conjurés se serrant les coudes. Quant aux injures de droite et de gauche, façon Minute ou situ – « vendre le cadavre de la révolution… le commerçant des idées avariées… le bazar marxisto-culturel… le pousse-au-crime… etc. » – excuse-moi mais dans un concours au plus insulté, je te gagne haut la main. Qui n’a pas dix ennemis n’aura jamais cent amis et les tiens se comptent par dizaine de milliers. Je suis de la génération Maspero, un parmi d’autres, et fier d’en être. Adresse de famille : 40 rue Saint-Severin, Paris 5e.

   François fendant la foule d’un air pressé et légèrement absent, c’est comme un grand frère qui ouvre la voie. Nos aînés portent eux- mêmes des aînés sur leurs épaules et son grand frère à lui, pour de vrai, franc-tireur partisan, a été tué au combat, en Moselle, l’été 44, après avoir réussi trois attentats contre des officiers allemands (un terroriste donc, un vrai). François est le petit-fils de Gaston Maspero, l’égyptologue, qui fonda le musée des Antiquités du Caire. Son père Henri Maspero, le grand sinologue, lui aussi résistant, est mort à Buchenwald, et sa mère a été déportée à Ravensbrück. Où l’on voit que le mot « héritier » peut avoir plusieurs sens. Sur le courage des uns et la lâcheté des autres, notamment des sommités er des confrères, il en savait un bout mais à l’époque j’ignorais tout de ce haut lignage.

   Il a ouvert sa librairie en 1955, et dût mettre la clé sous la porte une vingtaine d’années plus tard. Trop de condamnations pour atteintes à la « sécurité de l’État, au moral de la Nation, à l’honneur de l’armée, etc. » (dix-sept procès en correctionnel, amendes en rafales, dix mois de prison avec sursis, etc.) ; un entêtement à republier des livres interdits ; un manque de capitaux, et ce qu’on appelle pudiquement « la démarque inconnue » (les vols).

   Lui qui dit avoir « appris très tôt à se méfier des survivants et de leur témoignage », il commença par réparer nos mémoires. Premier titre des Les Cahiers libres, « La Guerre d’Espagne, de Pietro Nenni ». Deuxième, « L’an V de la Révolution algérienne, de Frantz Fanon ». Après il y eu Nizan, « Aden Arabie », « Les Damnés de la terre », puis tous ces livres vendus, de bouche à oreille, sans télé ni radio. Ces Cahiers libres, qui, disait Péguy, « auront contre eux tous les menteurs et tous les salauds, comme l’immense majorité de tous les partis. » L’avenir a ratifié.

   Mon cher François, tu m’as donné une leçon de vision binoculaire quand, avec la revue Alternatives (de 1978 à 1985) tu t’es tourné vers l’Est, pour soutenir les dissidents et diffuser leurs samizdats. Après Guevara, Adam Michnik. Après Fanon, Vaclav Havel. Une même vision des deux côtés. Et toujours, la poésie, le théâtre, le roman, au milieu des brûlots. Littérature et politique faisant cause commune. C’était l’argument de La ligne générale, la revue projetée, sous ton égide, par Perec et Burgelin, et qui ne vit jamais le jour, sort fréquent des causes communes.

   Je me souviens qu’on pouvait trouver dans notre arsenal ouvert de 10 heures du matin à minuit, en accès libre, Nazim Hikmet, Philippe Jacottet, Aimé Césaire, Vallejo, Bernard Noël. L’entrepôt des livres interdits, le rendez-vous des clandestins d’Espagne et d’ailleurs était aussi la meilleure librairie de poésie en France. André Velter y fit ses premières armes, comme vendeur.

   Réservé, long, maigre et pâle, sourire de chat, tu prenais ton baluchon quand il le fallait, en toute discrétion, pour aller soutenir tes auteurs en difficulté, poursuivis ou emprisonnés. Ce qui t’a amené en Israël, en Espagne… et à La Paz, Bolivie. À deux reprises (ce que j'oublie régulièrement, tant la chose me paraît folle, « surréaliste », incroyable). Dès que tu appris non ma mort, c’était la veille, mais deux jours après mon arrestation, tu as pris l’avion, avec Chris Marker, le seul copain qui a accepté d’emblée de t’accompagner (beaucoup d’autres s’étant défilé), pour t’enquérir et sonner aux portes. Et ensuite, deux mois plus tard, chose insensée, tu reviens, dépêché par les Cubains pour faire du ramdam, accompagné d’un admirable avocat Georges Pinet, qui lui-même sortait de prison. Et te voilà dans la gueule du loup.

   J’ai toujours admiré la façon dont tes engagements ou même tes missions de renseignement (ici, pour Fidel et Piñeiro), ne t’ont jamais éloigné des fondamentaux du métier (que tu distingues de la profession) : lire, éditer, fabriquer, diffuser et coltiner des paquets.

   Tu as par la suite, m’a-t-on dit, connu quelques dépressions et découragements. Fragiles sont les arbres à lettres : ces soutiers de la liberté des autres le sont rarement de la gloire pour eux-mêmes et ils finissent assez souvent fauchés comme les blés.

   Oui, merci François. Nous sommes tous en dette avec toi.

   Régis Debray ( Texte Inédit de « Pour dire merci », 2013).

 

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François Maspero et Ruedo Ibérico / 13.09.2016

Entretien avec Antonio Pérez - Propos recueillis par Alberto Torrego

Ceci est un peu le résumé du rôle que mon ami François Maspero a joué dans l’histoire des éditions Ruedo Ibérico, l’histoire de son engagement vis-à-vis des exilés et des gens de gauche es­pag­­nols. J’étais seulement un Espagnol de gauche, pas exilé, ce qui me permettait de faire le courrier entre Paris et Madrid, d’aller chercher des manuscrits, d’y apporter des consignes.

François Maspero nous protégeait. Il était notre cuirasse, notre bouclier, le garant dont nous avions tant besoin face à la police française et, à plus forte raison,  espagnole, qui toutes deux nous harcelaient sans cesse et mettaient des bâtons dans les roues à chaque projet que nous entreprenions.

C’étaient les années soixante du siècle dernier. François en tant que citoyen français, nous a pris sous sa protection lorsque les flics nous ont traqués, de manière à éviter d’être arrêtés et éven­tuel­lement expulsés. Il nous a, en quelque sorte, adoptés. On étaient sous son égide. Il s'était arrangé pour que Ruedo Ibérico ait l'air d'appartenir à sa maison d'édition afin de protéger les ouvrages publiés.

J’étais à Ruedo Ibérico, après avoir rencontré José Martínez dans la librairie Old Navy que nous fréquentions tous les deux, il était sur le point de fonder les éditions et ne savait pas comment appeler ce nouveau-né, c’est moi qui lui ai proposé le nom de Ruedo Iberico, référence évidemment à Valle-Inclán. Lorsque l’acivité éditoriale a commencé, mon rôle était de demander aux peintres d’illustrer des couvertu­res : Tapiès, Saura, Millares, Equipo Crónica, Zamorano et tant d’au­tres.

Entre 1961 et 1968, je faisais la liaison entre les différents personnages de cette faune espagnole et latino-américaine qui avait fait de Paris leur lieu de référence. Je connaissais tout le monde et mettais en contact tout le monde. Je représentais un peu la partie littéraire de Ruedo Ibérico qui comptait beaucoup d’historiens, presque tous d’anciens élèves de Pierre Vilar.

À vrai dire, dans ses choix éditoriaux, François Maspero n’empiétait pas sur le domaine de Ruedo Ibérico. Il s’en portait garant, ça oui, mais sa spécialité était plutôt l’Amérique Latine, les mouvements de libération africains et, bien sûr, la question algérienne avec tout ce qui s’est passé jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Il a publié le fameux “Les damnés de la terre” de Franz Fanon. Son contact avec notre maison d’édition se produisait à travers moi, qui était son employé “espagnol” et son ami. Il n’est jamais intervenu en quoi que ce soit ni dans les éditions ni dans la distribution. Bien entendu, à La Joie de Lire on vendait les ouvrages de Ruedo Ibérico, qui par ailleurs n’avait pas de lieu à proprement parler. Le matériel était stocké dans les appartements où chacun de nous logeait, et Dieu sait si parfois c’était un matériel encombrant… Plus tard un petit local rue Latran dans le cinquième arrondissement nous a tenu lieu de siège.

À partir de Mai 68, suite à certains différends entre moi et Pepe Martínez, j’ai été licencié et j’ai trouvé refuge chez François Maspero. Aussitôt parti de Ruedo Iberico, je suis devenu son employé dans la célèbre librairie La Joie de Lire. Tout le monde passait un examen avant d’être embauché, j’ai été embauché sans devoir faire preuve de qualification en tant que libraire : mes lettres de noblesse dans cette noble profession je les avait acquises à force de passer des heures et des heures durant des jours, des mois, voire des années, souvent jusqu’à onze heures du soir, dans son établissement de la rue Saint Séverin, à lire avec joie (c’est le cas de le dire!) tous les bouquins qui y siégeaient, si j’ose dire, et je suis devenu son ami.

Tout le monde passait par la Joie de lire. C’était la librairie la plus célèbre du monde. J’y ai rencontré Antonio Saura, Carlos, son frère, et sa soeur Ángeles. Je m’occupais du rayon espagnol qui était au sous-sol. On pouvait y rencontrer pêle-mêle Neruda, Miguel Ángel Asturias, Tuñón de Lara, Vargas Llosa, Juan Goytisolo, Ángel González, Gil de Biedma, Gabriel Celaya, Carlos Barral, Ramón Chao, Juan Marsé (qui s’est fait embaucher par mon entremise à l’Institut Pasteur pour s’occuper des cobayes (!!)), Hortelano, Blas de Otero, Caballero Bonald. Et, côté politique, Semprún, Claudín, Carrillo, López Salinas, Alfonso Guerra... Tous les Espagnols de passage à Paris venaient inéluctablement à La Joie de Lire. Il existe une légende selon laquelle je faisais semblant de ne pas voir quand certains clients volaient des bouquins dans les rayons. Ce n’est pas vrai, sauf que quand cela se produisait on n’appelait pas la police comme ça se faisait dans d’autres établissements.

François, que j’aimais tant, était un peu réservé et difficile, mais très ouvert d’esprit. Nous, les Espagnols, on était plus, comment  dire, bruyants à la manière de chez nous, blagueurs toujours. François ne nous suivait pas de ce côté-là. N’empêche que pour nous tous il a été notre référent. Sans lui, les choses se seraient passés tout autrement. Beaucoup moins bien sans aucun doute.

 

Antonio Pérez, Résidant à Paris durant les années de la dictature de Franco, a travaillé dans la librairie La Joie de lire et collaboré avec les éditions Ruedo Ibérico. À Cuenca (Espagne), où il vit depuis son retour en Espagne, lié aux artistes et aux mouvements artistiques, il a créé laFundación Antonio Pérez où il expose sa collection d’objets d’art, ainsi que plus de 25.000 volumes d’art et littérature déposés à la bibliothèque de la Fundación.

Alberto Torrego est professeur et traducteur.

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François Maspero face à lui-même - Nils Andersson / 5.09.2016

La disparition de François Maspero a suscité nombre de témoignages sur le libraire, l’éditeur, le traducteur, l’écrivain, mais aussi sur un temps et des lieux qui ne sont plus. Il y a eu les mots de Catherine Simon dans Le Monde, ceux d’Edwy Plenel pour le « résistant » - ce mot que François choisissait pour se définir[1] -, cette forte soirée qui, à l’initiative de la Maison de l’Amérique latine, de Médiapart, des éditions du Seuil et de la Maison des Passages emplitle théâtre de l’Odéon, la réunion débat, François Maspero « homme livre, homme libre » organisé par Quilombo, celle lors du Maghreb des livres, l’émission de France culture sur le « passeur de présent » et combien d’autres témoignages.

Des hommages, il en reçut de son vivant, souvent il s’y déroba, jamais il ne les quémanda ;surtout, et sur cela il était intransigeant, il ne voulait pas être utilisé. Certes, ce que François Maspero a été, ce qu’il a représenté prête à une utilisation, même la plus sincère, de son nom ; ainsi il y a une vingtaine d’années, une revue voulut intituler « les années Maspero » un numéro sur les bouleversements politiques, sociaux, idéologiques, culturels des années 1960 et 1970. Ayant dit à François combien ce titre symbolisait,un quart de siècle après, ce moment et exprimaitune reconnaissance, il me répondit qu’il s’opposait à cette utilisation de son nom, il ne céda pas et le numéro de la revue parut sous un autre titre. 

Derrière son sourire, François Maspero ne se livrait pas, les silences étaient importants ; conviction et fragilité, il était sensible, susceptible même, aux interprétations lues ou entendues sur sa conception de l’éditeur ou sur les choix de l’homme. Ce fut, je pense, face à lui-même, sa motivation à ce que soient réalisés, comme une adresse aux interprétations à venir, François Maspero et les paysages humains[2], ce livre où, témoins et documents, mais également le catalogue des éditions Maspero, déroulent« les rêves, facteurs d’espoir » que furent les éditions et la librairie La Joie de Lire, puis l’exposition sur les éditions[3] qu’il a considérée comme « une idée magnifique et est un très beau travail » et dernier volet du triptyque, le film François Maspero, les chemins de la liberté[4]. Il était important pour lui d’inscrire ces marques de ce qu’avait été son parcours dans ce qu’il a eu de rare et de douloureux, comme il l’a vécu, comme il le ressentait et le jugeait, contre toute réécriture. 

Nils Andersson

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Médiapart, par ses initiatives et les interviews, écrits, documents enregistrés et publiés sur François Maspero, témoigne de l’étendue de ses engagements. Le souhait de ce blog, jusqu’à l’inauguration le 5 novembre des expositions François Maspero et les paysages humains  et Les éditions d’en bas, 40 ans d'édition engagée regroupées sous le nom de Poétiques de la résistance à la galerie Humus à Lausanne, est, complexité de l’homme, rêves et déchirements, d’apporter des signes de fidélité au sourire du chat.

Littinérante donnera ainsi la parole à celles et ceux que nous croyons les plus aptes à témoigner de l'importance de François Maspero, hier et aujourd'hui.


 

[1] Interview de François Maspero dans Bron Magazine, décembre 2014.

[2] Sous la direction de Bruno Guichard, Alain Léger et Julien Hage, Ed. A plus d'un titre/La Fosse aux ours, Lyon, 2009.

[3] Réalisée par L'association la Maison des Passages et la librairie A plus d'un Titre, inaugurée au Musée de l’Imprimerie à Lyon, 2009 avec le patronage de Médiapart.

[4] Ecriture et réalisation : Yves Campagna, Bruno Guichard, Jean-François Raynaud, Les films du Zèbre, 2014, qui peut être visionné sur le site de Médiapart,https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/270216/francois-maspero-les-chemins-de-la-liberte

 

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